lundi 28 juillet 2014

Le Jules Ferry change de Pacha à la veille de la guerre ! (récit n°15)

Bruit de coursive sur le croiseur-cuirassé ...

Le Pacha : le commandant en argot








Une coursive d'un croiseur, en 1914 recouverte de linoléum

Il y a des signes qui ne trompent pas : les officiers mariniers s’agitent plus qu’à l’accoutumé, ils sont d’une humeur massacrante et ils se font des messes basses en s’isolant des hommes d’équipage …
 
Depuis plusieurs jours, un bruit de linoléum (bruit de moquette de l’époque) circule dans les coursives.
Et oui, après dix-huit mois de bons et loyaux services, la période de commandement du capitaine de vaisseau Henri Jacques Durand va prendre fin. 

Le Commandant Henri Jacques DURAND quitte le Jules Ferry
Au préalable, une inspection générale est annoncée pour le 18 juillet. Cette consigne est  transmise par le commissaire Surigny sur ordre du Contre-Amiral de la 1er division légère, Victor-Baptistin Senès,  à bord du Léon Gambetta. 

On ne rigole pas avec une inspection générale. Tout doit être dans un état impeccable car il est de coutume qu’au changement de commandement le bâtiment doit être remis en état, comme neuf. Et pour cela, selon l' expression d’origine marine, on fait avec les moyens du bord !


Le remue-ménage a commencé dans la baie de Toulon, début juillet, avec le chargement de plusieurs tonnes de matériels divers et d’immenses pots de peinture. Cela s’est intensifié depuis l’arrivée du bâtiment dans la baie de Golfe-Juan, le 8 juillet.

Tout l’équipage est réquisitionné pour la grande toilette d’été du Jules. Et cela fait du monde : 700 marins au travail qui s’agitent dans tous les sens, commandés par plusieurs dizaines d’officiers mariniers, tous très excités.

André n’est pas le dernier à être mobilisé pour cet exercice, en tant que sécuritar et charpentier il doit se charger, avec ses coéquipiers, de la remise en état des boiseries ou des caissons qui ont souffert des effets conjugués des attaques du sel marin et des brûlures du soleil. 

Sur les ponts avant et arrière, sur les flancs de la coque, de bas en haut et de long en large du Jules, l’activité des  hommes est intense. Le bâtiment de guerre est devenu une véritable usine flottante et une fourmilière marine … 

Aux bruits de marteaux et de scie, se mêlent les cris des marins  qui s’interpellent les uns les autres et les hurlements des officiers mariniers qui vocifèrent leurs consignes.

Mais sur un navire de guerre remis en forme, l’activité principale est la peinture, car selon le vieil adage dans la Marine, on salue tout ce qui bouge, et on repeint le reste (1). 

A quelques jours de début août 1914, tous les marins du Ferry sont mobilisés pour combattre … les effets de la rouille.

Avant de peindre, il faut préparer les surfaces, et à l’aide de marteaux, piquer la rouille sur des mètres et des mètres d’acier. Ce chantier géant entraîne également énormément de  poussière et, avec la chaleur, l’air marin devient vite difficilement respirable.

Les plaintes des métaux torturés, chauffés, cognés, mutilés s’élèvent dans l’air, se répètent de loin en loin (2)…
 
En matière de couleur, pas question d’improviser ou de se muer en artiste- peintre, dans la marine - aujourd’hui comme hier -, la seule couleur reine est le gris coque !

Le gris coque pour une corvée de coque, tout est normal. 

C’est impressionnant ce cirque marin avec ces marins  acrobates suspendus en l’air, reliés par de simples cordages, avec dans une main un moque de peinture et dans l’autre, un gros pinceau !

De véritables acrobates, ces marins peintres ! (1)
La coque, mais aussi les cheminées, les tourelles, tout y passe. 

La vie d’un bateau de guerre n’est-elle qu’un chantier perpétuel ? S’interroge Christophe Blain dans son Carnet d’un matelot (2).

La seule couleur de rigueur : le gris coque

Jules change de Pacha le 21 juillet 1914 !

Après dix jours de remue-ménage, l’échéance de l’inspection du 18 juillet approche, l‘humeur des officiers mariniers devient épouvantable.  

Pourtant, l’inspection aura été jugée positive car à la suite de celle-ci, la double sera accordée à l’ensemble de l’équipage. L’instruction du commandant Durand relevée aux archives de Vincennes stipule : suite à l’inspection du Vice Amiral Commandant en chef Lapeyrère, une prestation supplémentaire de 0 ,25 l de vin est accordé aux hommes présents à bord..


L'inspection est concluante, les matelots ont droit à la double
Ainsi, le Jules Ferry est paré pour le changement de commandant fixé au mardi 21 juillet à 9 heures.

Ce matin- là, tout l’équipage est convoqué à bord et selon le dernier ordre du commandant Henri Jacques Durand, l’équipage est mis aux postes de compagnie avec tenue : officiers n°1 – équipage n°1 et 32 – fait à bord du Jules Ferry - Golfe-Juan.

Depuis plus d’une heure André comme tous les matelots, officiers mariniers et officiers supérieurs, sont sur le pont et fin prêts à accueillir leur nouveau commandant.

André n’était pas de service à la coupée ce matin là, il n’a pas assisté à l’arrivée du nouveau Pacha, le Capitaine de Vaisseau Jacques Antoine Cuxac.

 Jacques Antoine CUXAC
Mais il l’a bien vu quand celui-ci, précédé par le Capitaine Durand, a traversé les rangs des hommes d’équipage.

Passage de témoin entre les 2 commandants

Les occasions sont rares sur les croiseurs cuirassés pour les matelots du rang de croiser le chemin des officiers supérieurs. Pour André, l’occasion est unique de pouvoir tous les dévisager.

Il les reconnait à leur tenue : après les deux commandants, passent successivement devant lui, le Commandant en Second, le Capitaine de Frégate, Louis François Roca d’Huytéza (3), puis son adjoint Renard, les Lieutenants de Vaisseau Eugène Bencker (3), Pierre Albert Benez (3), Adrien, Contaner  et Albert Joseph Maulbon D’Arbaumont (3). André a plusieurs fois salué cet officier, car ce dernier est responsable des équipes de sécurité.

Puis ferme la marche, le  Commissaire de 1er classe Avenol. Le commissaire est un personnage important sur le Jules : tout ce qui rentre et sort du navire passe par son visa.

Tous ces officiers ont déjà acquis une expérience importante depuis leur sortie de l’Ecole Navale.

Le Capitaine de Vaisseau Durand qui quitte immédiatement le navire après la revue d’effectif a  53 ans. Il s’apprête à  rejoindre le Commandement  du 1er Dépôt des Équipages de la Flotte à Cherbourg. Il décèdera deux ans plus tard de mort naturelle, au Maroc où il été affecté au commandement  de la division navale.

Quant au Capitaine de Vaisseau Jacques Antoine Cuxac qui lui succède, âgé de 50 ans, il  était précédemment affecté à Toulon comme chef du groupe de formation au 5ème dépôt de la flotte des équipages.

Né dans le Lot, il passa avec succès le baccalauréat à Toulouse en 1881.

En lisant son dossier personnel à Vincennes, je découvre avec surprise que ce diplôme  est signé de la main de Jules Ferry en personne, alors président du conseil et ministre de l’instruction publique.

Quel heureux hasard de l’histoire !

Trente ans après, il s’apprête à prendre le commandement du navire qui rend hommage à cet homme politique de la IIIème République en portant le nom de Jules Ferry.

CUXAC passe son bac à Toulouse ...








Bac signé de la main de Jules Ferry pour le futur commandant du navire du même nom.













Jacques Antoine Cuxac, un marin expérimenté !


Après son bac, le jeune Cuxac s’engage l’année suivante dans la Marine puis, à 21 ans, entre comme aspirant à l’Ecole Navale à bord du fameux bateau école Le Borda  à Brest (4).

Le commandant de l’école, à bord du Borda, note à son sujet  : bonne aptitude professionnelle, conduite assez bonne, M. Cuxac a cependant eu un jour de prison pour une faute contre la discipline, c’est fâcheux.  

Le navire école le Borda, remarquez la salle de police (prison)
Cuxac a du caractère, il écope de nouveau d’un jour de prison pour s’être laissé entraîner à prendre part à une manifestation à propos d’une punition infligé à un de ses camarades.

Mais le jeune sous-officier Cuxac est très apprécié de ses supérieurs.

Il participe dès l’âge de 22 ans et pour sa première affectation à l’expédition du Tonkin (5) à bord du croiseur La Clocheterie  de la Division navale de l'Extrême-Orient.
Il devient :
-          Enseigne de vaisseau à 23 ans,
-          Lieutenant de Vaisseau et officier breveté Canonnier à 28 ans,
-          Chevalier de la Légion d'honneur à 33 ans
Il servira successivement sur le cuirassé Marceau, le croiseur Cassard, sur le cuirassé garde-côtes Bouvines. Puis breveté officier supérieur, il devient sur le croiseur Pothuau, aide de camp du Commandant d’une division de l'Escadre de Méditerranée.
A 40 ans, il prend le Commandement de l'aviso Alcyon au Congo français où il attrape plusieurs maladies tropicales dont le paludisme. Ce qui lui vaudra pour quelque temps une affectation à terre.
Capitaine de Frégate à 43 ans, il est nommé Second sur le cuirassé Patrie, Escadre de Méditerranée, puis Commandant d’une escadrille de contre-torpilleurs sur l’Obusier.
En novembre 1913, à la même époque où André effectue ses classes à Brest, Cuxac est nommé Cap de Vau (capitaine de vaisseau en argot) à 49 ans .
Et Juste avant d’être affecté sur le Jules Ferry, il devient Officier de la Légion d'honneur.
A en juger par ses états de service et les appréciations de sa hiérarchie, c’est un officier modèle qui prend le commandement ce mardi 21 juillet 1914 du Jules Ferry : officier militaire à la physionomie énergique, plein d’entrain, on peut lui confier tout service toute fonction importante avec la certitude qu’il les accomplira d’une manière stricte et parfaite, droiture, loyauté esprit de justice lui donne une grande autorité sur son équipage … Et la plus précise :  marin, je ne lui connais pas de lacune.
Mais l’appréciation la plus émouvante que gardera en mémoire Cuxac sera celle écrite en 1915 par l’amiral Senès à bord du Léon Gambetta, quelques jours avant son naufrage : brillant officier d’un dévouement à toute épreuve, jugement sûr, caractère élevé, très énergique, très droit, très enthousiaste, sachant communiquer et très marin.
A titre posthume, je peux également attester que ce Capitaine de Vaisseau est très marin, car grâce à d’habiles manœuvres en août et novembre 1914, il a su éviter les torpilles ennemies, le naufrage de son bâtiment, la mort assurée de l'équipage ... et de mon grand-père
André qui a souvent joué avec le feu, lui doit ainsi une fière chandelle

Mais nous n’en sommes pas encore là en cette fin de juillet 1914 où les événements s’enchainent rapidement ...
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(1) photo carte postale de l'album d'Etienne Demailly : Marins et matelots – éditions Ouest-France - 2007

(1) cité page 31 du même album d'Etienne Demailly

(2) extrait du Carnet d’un matelot de Christophe Blain – Albin Michel Jeunesse - 1994
(3) les biographies des officiers supérieurs cités :

Le Capitaine de Frégate Louis François Auguste Roca d’Huytéza
cliquez ici : tout savoir sur lui

Louis François Roca d'Huytéza, second sur le J Ferry













Eugène Bencker

Pierre Albert Benet

Albert Joseph Maulbon d’Arbaumont
(4) Tout savoir sur l’Ecole Navale sur le Borda

http://ecole.nav.traditions.free.fr/ecoles_borda.htm

(5) Tout savoir sur l’Expédition du Tonkin










pour en savoir plus, cliquez ici

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