dimanche 10 août 2014

Le 3 août 1914 : ébullition en rade de Toulon, l’Armée navale appareille (récit n°18)


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Agitation sur le quai Cronstadt

Depuis les derniers jours de juillet, l’agitation à terre et dans la rade de Toulon était à son comble.

Déjà les pompons rouges animaient et remplissaient les abords des quais et toutes les rues de la ville.

Mais jusque qu’à ces derniers jours, l’agitation répondait à une organisation bien huilée comme sur le quai Cronstadt : le matin tôt, c’était l’arrivée des chaloupes pour l’embarquement des vivres ; l’après-midi correspondait au ballet des permissionnaires auquel s’ajoutait la sortie massive à 17h des ouvriers de l’arsenal, puis le soir vers minuit, c’était le retour en sens inverse des marins qui regagnaient leurs embarcations.

La rade de Toulon vue par Signac

A ce rythme pendulaire s’ajoutait depuis quelques jours une animation et une excitation tout azimut. Les consignes strictes des officiers étaient appliquées dans l’enthousiasme général. Les hommes en vareuses semblaient apprécier cette suractivité soudaine et débridé

Imaginez plus d’une centaine de navires de guerre mouillant à quai et surtout en rade, à raison de sept cent hommes en moyenne pour les gros culs (croiseurs et cuirassés) et une cinquantaine pour les torpilleurs, sans oublier les hommes des remorqueurs et des bateaux de ravitaillement… Cela faisait au total, plusieurs dizaines de milliers de marins qui s’activaient sur les ponts de leurs bateaux, qui ramaient dans la rade ou qui arpentaient les rues et les quais de Toulon.


Vue sur la rade des hauteurs de Toulon

Afin de préparer ces bâtiments - conçus pour la guerre - à la guerre, les consignes sont claires : tout ce qui n’est pas nécessaire ou qui peut s’enflammer à la moindre explosion doit être débarqué ; en sens inverse le plein de munitions de combat, de vivres et de charbon doit être effectué.

Le Jules Ferry  n’échappe pas à cette règle, dès l’annonce de la mobilisation générale, tout l’inutile doit être rassemblé sur  le pont pour être débarqué : le matériel d’exercice de tir, les surplus de matelas, les caisses et cloisons amovibles  et surtout tout le fatras accumulé ici et là sur les ponts, dans les étages du navire et dans ses soutes. Ces tâches sont pénibles mais André, le 2ème classe, y participe sans sourciller. Pourtant pour un charpentier, un morceau de bois de bonne qualité, cela peut toujours servir, ce matériel peut venir à manquer quand le Jules sera en mer loin de ses bases.


On s'affaire à bord

De la stratégie militaire décidée en haut lieu, André et ses camarades n’en connaissent qu’une infime partie. Ils savent que l’accord scellé avec l’Angleterre prévoit une répartition des forces : la Marine anglaise se charge seule de la Mer du Nord ;  la Manche occidentale revient aux français épaulés par des croiseurs anglais ; en Méditerranée la flotte française est chargée du bassin occidental, l'escadre anglaise de Malte, le bassin oriental.

En conséquence, il faudra assurer - dans les premiers jours du conflit qui s’annonce -, l’accompagnement des troupes basées en Afrique du Nord et préparer l’affrontement avec la marine italienne alliée, dans la Triple-Alliance, à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie.

Ils savent également que l’Amiral Boué de Lapeyrère, ancien ministre de la Marine, a été confirmé comme commandant en chef de la première armée navale alliée en Méditerranée. Il assure son commandement sur le Courbet, navire amiral qu’il commanda du temps où il siégeait au gouvernement. A ses côtés, l’Amiral Ernest Nicol est Chef d'État-Major assisté du Capitaine de frégate Jules Docteur, son aide de camp.

Amiral Boué de Lapeyrère

L'Amiral Lapeyrère salue ses marins

Pour Boué de Lapeyrère,  l’essentiel se jouera dans des combats d’escadre au canon. Il sous-estime les sous-marins et l’action des torpilleurs, lesquels ont en France des résultats d’artillerie déplorables. Toute la préparation de ces dernières semaines a été basée sur cette stratégie d’où les manœuvres de mai et de juin.
Les mois de juillet et août 1914 devaient être consacrés à la remise en état du matériel et au repos des marins. Mais l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, le 23 juillet, a changé la donne : on a remonté les machines en hâte, on a rappelé les permissionnaires. En un mot, on a accéléré les préparatifs de guerre.

Le ministère de la Marine à Paris a conscience des faiblesses de son armée navale, malgré la commande de nouveaux navires : nos croiseurs ont une vitesse et une artillerie plus faibles, nos cuirassés marchent huit nœuds de moins. Le fameux croiseur France, tout auréolé de son voyage présidentiel dans la Baltique n’a ni culasses ni munitions, le Jean Bart a une artillerie qui fonctionne mal, d’après l’aide de camp, Jules Docteur (2).

La France entre en guerre avec 26 cuirassés, dont 15 construits après 1900 ; 22 croiseurs cuirassés, 19 croiseurs protégés et 75 torpilleurs.

Mais au ministère de la Marine, on s’est préparé à combattre l’armée navale d’Italie. En revanche, le commandement français n’a pas prévu de combattre, dans un premier temps, la marine autrichienne. La neutralité de l’Italie va changer la donne.


Mais revenons sur le terrain : le dimanche 2 août, il fait très chaud en ville, Antonin Bach (1), marin sur le Bruix, raconte :

Sur le quai, à l’heure de la rentrée le coup d’œil est indescriptible. Les matelots, debout dans les chaloupes entonnent le chant national. Des femmes, des épouses, des mères, des sœurs, des fiancées et aussi des enfants agitent des mouchoirs trempés de larmes. Les embarcations s’éloignent, emportent et ravissent les êtres qui leur sont chers. Des matelots retardataires se lancent à la mer pour rejoindre leur canot. 

Nombreux sont les marins qui profitent de cette agitation pour laisser des ardoises conséquentes dans les bistrots portuaires. Mais quelle matrone songerait à réclamer son dû dans de telles circonstances ?  

Sur la rade, les bâtiments immobiles et en ligne attendent le signal du départ. Rien n’est impressionnant comme ces grosses masses grises qui se profilent sur les couleurs vives d’un paysage admirable, faisant ressortir la dentelle des structures et les formes géométriques des cheminées des tourelles des canons. 

En ville, c’est d’une autre agitation qu’il s’agit. L’émoi qu’avait suscité l’assassinat de Jaurès a vite fait place à l’angoisse de la déclaration de guerre et à ses conséquences. A peine, la cloche de l’Arsenal avait-elle arrêté de sonner le tocsin, les clairons, la générale à tous les carrefours, que le prix de la pomme de terre sur le marché rue  Lafayette était subitement passé de 40 à 100 Frs, la monnaie se faisait déjà rare.

Par ricochet, les grands magasins du boulevard de Strasbourg, les Dames de France ou les Galeries Modernes, allaient bientôt fermer leurs portes et licencier leur personnel, les poissonnières et les lavandières allaient perdre de leur superbe et leurs cris ou chants seraient moins joyeux.

Fresque sur une façade d'une rue de Toulon

Enfin, les centaines de filles de joies des ruelles adjacentes à l’arsenal, allaient rapidement être condamnées  au chômage technique. Mais, faute d’assurances sociales, elles tomberont dans la misère car le 3 août au matin la grande masse de leurs clients fidèles prendront le large.

Le Toulon excentrique : le quartier des dames de joies !

Au petit matin de ce premier lundi du mois d’août, la totalité de l’armée navale de Méditerranée appareille et les péripatéticiennes toulonnaises, encore endormies, n’y pourront  rien.

L’heure est grave : si je suis emporté dans la tourmente qui vient de s'abattre sur mon pays, je désire qu'on ne me plaigne ni ne me regrette. Il n'y a pas de plus beau destin, pour un officier, que de mourir au service de son pays, écrit Henri Ballande à sa femme (2).

Dans la moiteur de la nuit, le commandant en chef Boué de Lapeyrère a convoqué  un conseil de guerre exceptionnel sur son Courbet. Tous les amiraux chefs d’escadres ou de divisions sont présents. Leur mission première est de protéger les convois transportant 30 000 hommes de troupes de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc à Sète. Le Chef a décidé de répartir la centaine de navires en trois groupes (3).

Le Courbet, navire Amiral


Le groupe A, sera confié à l’amiral Chocheprat qui naviguera avec les cuirassés révolutionnaires nommés Danton, Voltaire, Mirabeau ou Condorcet (espérons que l’échafaud soit resté à quai) accompagnés et protégés par de grands hommes : Jules Michelet, Edgard Quinet et Ernest Renan ; le Waldeck Rousseau est en réparation et n’est pas de la partie pour cette opération.

Le groupe B, sera dirigé par Lapeyrère en personne et sera assisté, IIIe république oblige, par le Léon Gambetta commandé par l’amiral Victor Baptistin Senès, et accompagné de ses sister ship, le Victor Hugo et le Jules Ferry de mon grand-père.

Quant au groupe C, il sera composé de la division dite de complément, avec le Jauréguiberry, le Suffren, et avec, changeons d’époque, le Saint-Louis, et le Charlemagne en personne, sans oublier, pour la référence à l’esprit français, le Gaulois.

Seuls les Officiers supérieurs connaissent les destinations. André ne le sait pas encore mais son Jules a Alger comme point de mire. Philippeville et Oran sont les objectifs pour les deux autres groupes.

Pour partager et prolonger leur émotion, les Toulonnais se sont massés très tôt le matin, par milliers, sur les hauteurs du port pour assister à l’appareillage des unités de la Marine.

S’ils étaient pourvus d’yeux de lynx et de grandes oreilles, ils pourraient assister en direct au lever des couleurs sur le pont du croiseur cuirassé Jules-Ferry. Avant l’aube, tous se sont réunis : officiers, matelots,  canonniers et armuriers, manœuvriers et charpentiers,  torpilleurs, électriciens, mécanos, chauffeurs, fourrier, tailleur et cordonnier, boulangers-coq, infirmiers, cuisiniers… A l’invitation du capitaine de vaisseau Cuxac, ils ont juré de servir la France et de triompher de l’ennemi. 

Le départ de la centaine de bâtiments de l’armée navale.



Assurément, ce spectacle à unique représentation proposé comme une générale, est grandiose pour ces toulonnais matinaux. Il y en a pour tous les goûts, des petits torpilleurs, des gros croiseurs, de massifs cuirassés - tous filent avec panache -, laissant derrière eux d’épaisses fumées grisâtres qui s’échappent de leurs cheminées. 

C’est au tour d’André et de son Jules, en ligne de file derrière le Léon et devant le Victor, de franchir la passe de Saint-Mandrier. J’imagine les silhouettes de ses bouches à canons, prêtes à cracher sur des vaisseaux ennemis… invisibles. 

Car, contre qui s’avance en Méditerranée cette colossale armée navale ? 

Contre l’escadre d’Italie, bien blottie à Talence, et qui s’apprête à sortir de la Triplice et annoncer sa neutralité ; contre la marine austro-hongroise qui est loin à Pola, en face de Venise, au fond de l’Adriatique.
Finalement, l’ennemi sera cette flotte composée de deux croiseurs allemands isolés en mer Méditerranée. Ils portent pour nom, le Breslau et le Goeben. Tels, deux petits cailloux dans la chaussure des armées navales française et anglaise, vont retarder l’acheminement des troupes d’Afrique du Nord et donner aux alliés - durant plusieurs jours –, du fil à retordre. 

On les croit un jour dans le zig, alors qu’ils sont en fait dans le zag !

l'armée navale en ligne de file

La rade actuelle
Chemin emprunté par l'armée navale le 3 08 14 au matin


Pour connaître la suite, rendez-vous ici même pour le récit numéro 19.



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(1) En juillet 1914, Antonin Bach est un jeune marin, premier maître mécanicien, installé dans le Var. Fin observateur, il va raconter presque heure par heure, à la manière d’un journaliste d’une chaîne tout info d’aujourd’hui, la mobilisation générale - Document transmis par Monique Bach à Var Matin.


Le Bruix, cuirassé du marin Antonin Bach


(2) Les dernières volontés de Charles Adolphe Ballande, lieutenant de vaisseau, décédé à bord du Léon Gambetta (fiche de Généamar). Ecrit à Toulon, le 1 er août 1914. Source : Henri Ballande, Histoires de Famille, Henri Ballande, 1970

(3) Ordre de bataille de la 1er armée navale en Méditerranée au 2 août 1914 :

Section HORS RANG
Courbet (groupe B) avec l’Amiral Boué de Lapeyrère : chef de la 1er armée -
Jean-Bart

Répétiteur d’armée :
Jurien-de-la-Gravière (en 1915 : Commandant THOMAZI)

1er escadre de ligne

1er division cuirassée
Diderot (groupe A)  Vice Amiral Paul Chocheprat
Danton
Vergniaud

2ème division cuirassée
Voltaire  (groupe A) Contre Amiral Marie Jean Lacaze
Mirabeau
Condorcet

2e Escadre de ligne

1re Division cuirassée
Vérité (cuirassé d'escadre) pavillon de VA Pierre LE BRIS
République (cuirassé d'escadre)
Patrie (cuirassé d'escadre)

2e Division cuirassée
Justice (cuirassé d'escadre) pavillon de CA Antoine TRACOU
Démocratie (cuirassé d'escadre)

1re Division légère (groupe A)
Jules-Michelet (croiseur cuirassé) pavillon de VA
Edgard-Quinet (croiseur cuirassé) :
Ernest-Renan (croiseur cuirassé)
Waldeck-Rousseau (croiseur cuirassé) 
 
2e Division légère (groupe B)
Léon-Gambetta (croiseur cuirassé) pavillon de Contre Amiral Victor Baptistin Senès ; Commandant Georges André
Victor-Hugo (croiseur cuirassé) : Ct Pierre Henri Delzons   -  
Jules Ferry (croiseur cuirassé) :  Ct Jacques Antoine Cuxac

Division de complément  groupe c
Suffren 
Gaulois,
Saint-Louis
Bouvet,

Division spéciale :
Jauréguiberry groupe C
Charlemagne
Pothuau
Bruix
Amiral-Charnier


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