mercredi 13 août 2014

L’incroyable audace du Goeben et du Breslau, les deux croiseurs de l’Amiral Souchon (récit n°19)



Beaucoup plus au Nord, en Lorraine, à Joncherey, à dix kilomètres à l’intérieur des frontières françaises, des bruits intriguent le caporal Peugeot du 44e RI. Il pointe aussitôt son pistolet en direction des ombres : qui va là ? Crie-t-il.

Les deux soldats se font face, se mettent en joue et tirent simultanément. Le caporal Jules-André Peugeot et le lieutenant allemand Meyer sont les premiers morts de la guerre. Où plus exactement, de l’avant-guerre, car nous ne sommes que le 2 août 1914.

Le Goeben suivi du Breslau

Le même jour, le Breslau et le Goeben charbonnent à Messine. Les deux croiseurs allemands qui séjournaient en Adriatique font le plein de carburant. L’Amiral Souchon a reçu l’ordre de Berlin de rallier au plus vite Constantinople.  Mais cet Amiral cantonné à Pola depuis plus d’un mois (1) rêve d’en découdre, il décide, seul et contre toute attente, d’aller surprendre et contrarier le transport de troupes de l’Entente en Algérie. Ni vu, ni connu, les turcs attendront. Dans l’immédiat, cap à l’Ouest… 

Plan du Breslau

Quand le 3 août au matin  l’armée navale française prend le large et se dirige vers les côtes d’Afrique du Nord, les deux croiseurs allemands les devancent de plusieurs heures.

Durant toute la matinée, la flotte française navigue de concert en un long convoi qui s’étire sur plusieurs milles. Les cuirassés et les croiseurs progressent en ligne de file, tandis que les torpilleurs se déploient en éventail de chaque côté des gros navires de guerre.

Vers midi, l’armée navale, comme prévu, se sépare en trois groupes. Le groupe B dont la 2ème division légère de l’Amiral Senès vient se placer derrière la République. Rien de plus normal : Léon Gambetta, Victor Hugo et Jules Ferry au service de la République. Quant à la Foudre et à ses hydravions, ils se rangent derrière le navire d’André.

Un hydravion est embarqué sur la Foudre
Le temps est doux, la mer limpide et calme. Pour un peu, on se croirait en croisière. Après tout, la guerre n’est pas encore déclarée !

En vérité, l’esprit des officiers ou des simples matelots n’a rien de bucolique.

Les consignes en temps de guerre s’appliquent : les postes de veille ont été renforcés, dorénavant deux lieutenants de vaisseau seront de quart sur la passerelle, sans oublier les changements de route réguliers afin de brouiller les cartes sur les destinations.

Vers 18 heures, chaque navire dépêche un officier supérieur chargé d’aller chercher sur le bateau Amiral l’enveloppe cachetée qui contient les consignes pour la nuit. Ce soir là, André accompagne, avec dix autres camarades, l’Enseigne de vaisseau Louis Massing dans sa mission. Le youyou est descendu le long du bastingage tribord à l’aide des tangons. Se hisser à l’intérieur de cette embarcation est devenu un jeu d’enfant pour ces fils de marine. Arrivé à hauteur du Léon, André espère pouvoir échanger quelques mots avec les matelots qu’il connait. Pas de chance, Prosper le clairon n’est pas de bordée à bâbord, pas plus que Gaspard le charpentier. Mais entre marins on est tous frères, un grand gaillard aux yeux bleus, un breton certainement, l’interpelle du haut de la rambarde. Ils échangent quelques balivernes et plaisanteries un peu lourdes, en attendant le retour de l’officier et de l’enveloppe contenant les instructions…

Louis Massing en 1910


Sur le Ferry, les instructions pour la nuit sont aussitôt appliquées et consignées par le commandant Cuxac : Dès 19h  aux postes de veilles – masquer tous les feux, ratière comprise (2), en ligne de file derrière le Victor Hugo, éviter de s’en rapprocher de moins de 400 milles  - veiller au changement de route de 22h – poste de veille du temps de guerre : le commandant se tiendra sur la passerelle ou dans sa chambre de veille.

Mais en pleine nuit, à 2h45, les timoniers de l’Amiral s’agitent, leurs signaux à bras sont brefs et précis, leurs messages confirment ceux de la TSF : l’Allemagne a déclaré la guerre à la France, la veille, à 18h45. Aussitôt, le branle-bas est sonné puis quinze minutes plus tard, le branle-bas de combat. A 4h30, la 2ème division légère reçoit l’ordre d’éclairer l’armée en avant à la petite distance et de chasser en ligne de file. Le Ferry se place à bâbord du Gambetta et à 1000 miles devant le Courbet de l’Amiral Boué de Lapeyrère, direction Alger.

A 5H, l’Amiral en chef est prévenu par TSF du bombardement de Bône en Algérie. Il ordonne sur le champ, au chef du groupe A, de se diriger vers les navires ennemis. Aussitôt les croiseurs et cuirassés Ernest Renan, Edgar Quinet, Diderot, Danton Voltaire et Mirabeau manœuvrent vers eux. Mais à 6h30, un nouveau télégramme, s’appuyant sur la certitude que les deux croiseurs allemands se dirigent vers l’ouest, annule l’ordre et demande à l’escadre de faire route plus à l’ouest, comme le groupe B, vers Alger. Il s’avère qu’à ce moment, les Allemands, après avoir feinté de se diriger vers l’ouest,  ont pris plein cap à l’Est. Toute chance de rattraper les deux fuyards est perdue.

La ruse de l’Amiral Souchon a fonctionné à merveille !

En effet, l’Amiral allemand a minutieusement préparé son coup.

Alors qu’il est informé dès 18h de la déclaration imminente de la guerre, il décide peu avant minuit - contrairement à l’ordre reçu de rallier immédiatement Constantinople-, d’envoyer le Breslau vers Bône, avec consigne de bombarder le port à 4h du matin. Lui-même, à bord du Goeben, mettra le cap sur Philippeville qu’il doit bombarder à 5h. Le décalage horaire de ces deux attaques a pour but de faire croire aux français que les croiseurs font route vers l’Ouest et non vers l’Est (voir carte).



Le quatre cheminées le Breslau se présente en rade de Bône au petit jour, à 4H01 il ouvre le feu avec une soixantaine de coups de canons sur le port dont le fort est dépourvu d’artilleurs : les tous premiers coups de canon allemand contre des positions françaises de la guerre 14-18 sont tirés ce mardi 4 août !

L'agent des ponts et chaussée, André Gaglione, en service près du vapeur Saint-Thomas est tué, et fait 4 blessés à bord : le matelot Dutertre, le cuisinier Hervoite, le soutier Guilly, et le mousse Roué, auxquels s’ajoutent d’autres blessés en ville dont Madame Baretge.

Ce sont, vraisemblablement, le premier mort et les premiers blessés civils français de la guerre 14-18. 

Le Breslau
 
Le deux cheminées le Goeben, un peu avant 5h, après avoir hissé son pavillon allemand tire 43 obus de 150 sur Philippeville, causant des dommages dans le port et faisant sauter un dépôt de munitions. Mais la batterie de 19 cm d’El-Kantara est en place, sous le commandement du lieutenant de réserve Cardot. Elle tire quatre coups qui sont tous trop courts pour atteindre de navire,  mais le quatrième rase la poupe du Goeben : ce sont les premiers coups de canons français de la guerre 14-18 !

Parmi les militaires, on déplore la mort de dix hommes du 3ème Zouaves et d'une section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports Maritimes, et 21 blessés (dont 3 morts plus tard) : ce sont les premiers militaires français morts de la guerre 14-18  et Gaston Ramboz est le premier officier français mort au combat (3) !

Cimetière du Petit Lac à Oran
le Goeben commandé par l'Amiral Souchon


Les deux navires allemands prennent la poudre d’escampette et après s’être donné rendez-vous à 8h, font route ensemble vers l’Est.

Le hasard, cependant, amène une autre rencontre. A 9H30, le Goeben et le Breslau, qui viennent de se rallier, aperçoivent inopinément, l’Indomitable et l’Infefatigable, de la marine anglaise, faisant route vers Gilbraltar. Les deux groupes marchent en sens inverse, à grande vitesse, sur une mer parfaitement clame. Le croisement a lieu à 8000 mètres de distance. C’est une minute émouvante, raconte le Commandant Thomazi (4). Il y a 16 gros canons prêts à tirer d’un côté, dix de l’autre : le sort du Goeben serait probablement réglé en quelques instants. Mais l’Angleterre n’a pas encore déclaré la guerre : personne ne tire. Personne ne salue non plus


Le combat entre les amiraux Souchon et Milne n’a pas lieu.

L'Amiral Souchon
L'amiral anglais Archibald Milne


Les navires anglais se placent dans le sillage des croiseurs allemands, et attendent les consignes de Londres. Finalement, le gouvernement anglais décide de ne pas anticiper la fin de l’ultimatum qu’il vient d’adresser aux allemands et qui expire à minuit. La réponse est communiquée tardivement vers 21h à l’Amiral Milde, et les navires anglais ont déjà perdu de vue les deux vaisseaux allemands.

L’amiral Souchon peut tranquillement rallier Constantinople car, par ailleurs, le télégramme qui informe Boué de Lapeyrère, en rade d’Alger, ne lui est jamais parvenu, suite à une erreur qui n’a jamais été expliquée.

De même, le signalement effectué par la vigie du sémaphore du Cap de Fer, qui signalait les changements successifs de direction du Breslau, n’a pas été analysé comme il se doit (5).


L’audace de l’Amiral Souchon aura été aidée par une suite contradictoire de télégrammes et l’absence de liaison entre les deux armées navales alliées.

Après avoir rallié Constantinople, les deux navires ne peuvent plus retourner à Kiel. Dans l’esprit de l’Etat major allemand, cette expédition a pour but de renforcer la flotte ottomane et de forcer, ainsi, la main de la Turquie à rejoindre  l’Alliance. Ces deux croiseurs poursuivront leur carrière navale sous pavillon ottoman. Le Goeben sous le nom de Yavuz Sultan Selim, puis de Yavuz et Midilli pour le croiseur léger Breslau.

Le Goeben arrivé à Constantinople

Ils conserveront leurs équipages allemands, dont parmi eux, de nombreux marins alsaciens (6). Le contre amiral Souchon devient commandant en chef de la marine turque, il a joué un rôle important dans la décision de l'empire ottoman d'entrer en guerre aux côtés de l'Allemagne et de l'Empire austro-hongrois.

Pendant ce temps là, à Alger, l’armée navale française, qui n’a rien changé à son objectif premier, s’apprête à accompagner les transports de troupes …



Les côtes et les maisons blanches d’Alger sont familières à André. En entrant dans la rade, il est fier de montrer du doigt à ses camarades le grand bâtiment à façade crème qui domine la place centrale : vous voyez, les gars, cette poste ? Et bien ces grandes portes, c’est moi qui les ai construites ! Et oui, André a déjà marché et travaillé dans cette jolie ville, il y a trois ans lors de son Tour de France comme compagnon (voir récit n°3 : http://benoitguittet.blogspot.fr/2013_10_27_archive.html.)


La poste d'Alger
André en 1911 à Alger




Le mercredi 5 août, le Jules Ferry et ses deux frères accompagnent le transfert de 7300 hommes vers le port de Sète. Les paquebots réquisitionnés pour l’occasion  ont pour noms : Mascara, Eugène Perrère, Savoie, Charles Roux, Djurdjura, Tafna et Timgad.

Combien, parmi ces 7300 braves hommes, vont revenir sur leur terre après le conflit mondial ?

le Mascara embarquant des soldats
 
Le Timgad


Pour écrire ce récit, je me suis beaucoup appuyé sur les renseignements mis en ligne sur le site du forum 14-18 :


Je remercie ces informateurs et je conseille de visiter ce site pour tous les passionnés de ces pages d’histoire.

(1) Quand éclata la première guerre Balkanique en octobre 1912, le grand quartier général allemand envoie le croiseur de bataille Goeben, et le croiseur léger Breslau en Méditerranée pour faire respecter les intérêts allemands dans la région; ils rejoignent Constantinople.
Les deux navires appareillent de Kiel et arrivent à destination le 15 novembre 1912, les navires sont maintenus sur place lors du déclenchement de la deuxième guerre Balkanique, le 29 juin 1913, montrant le pavillon allemand dans prés de 80 ports de la Méditerranée. Ils sont sous le commandement de l'amiral Wilhelm Anton Souchon, (2 juin 1864 -13 janvier 1946).
L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo, entraine le maintien du Goeben sur zone. Il est caréné à Pola par des ingénieurs allemands.

(2) la ratière est le feu qui se trouve à l’arrière du navire et qui permet au bateau qui le suit d’évaluer la distance qui sépare les deux bâtiments.

(3) L’histoire retient que le premier soldat français mort après la déclaration de guerre est le 2e classe Pouget prénommé Fortuné Émile et incorporé au 12e Chasseurs. Il tombe sous les balles allemandes le 4 août 1914 à Vittonville en Meurthe-et-Moselle sans doute vers 12 h 15.
L’homme est connu des spécialistes de la question. Mais en fait, le bombardement ayant lieu à 5h du matin, le premier soldat mort de l’armée française se trouve parmi ces dix militaires du 3ème Zouaves ou de la section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports Maritimes.

Il en serait de même pour le premier officier mort au combat. L’histoire retient qu’il s’agit de Paul Honoré. Né en 1891 à Roubaix, ce sous-lieutenant au 26e Bataillon de Chasseurs est tué au signal de Lesménils le 6 août. Or, le brigadier Gaston Ramboz meurt à 5h lors du bombardement du Goeben. Mais l’Algérie n’est peut-être pas considéré historiquement comme intégrée au territoire français ?

Pour en savoir plus, visiter l’excellent site 14-18 :

http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm

(4) extrait du livre La guerre navale dans l’Adriatique du Commandant Thomazi.

(5) Vers 6 h 40, se croyant perdu de vue par la terre, il vient sur la droite, réduit son allure afin de parvenir à l'heure dite au rendez-vous fixé par son chef. Le veilleur du sémaphore du cap de Fer parvient à suivre à la longue-vue le croiseur. Il constate son dérobement et le télégraphie. Malheureusement, il ne semble pas qu'on ait tenu compte de ce précieux renseignement qui, bien interprété, aurait pu orienter judicieusement toute la manœuvre française. Source : La guerre navale racontée par nos amiraux, Amiral Ratyé, I, page 25, Librairie Schwarz, 1928, illustration, page 22.

(6) Pour en savoir plus sur l’histoire de ces deux croiseurs allemand passés sous commandement ottoman, voir sur le site
14-18 : http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm

Photos de tombe des soldats morts par bombardement à Philippeville sur :
http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_2.htm
Voir également le livre de Jean Mélia "Les bombardements de Bône et de Philippeville (4 août 1914)" -Berger-Levrault 1927.

dimanche 10 août 2014

Le 3 août 1914 : ébullition en rade de Toulon, l’Armée navale appareille (récit n°18)


(Lire les autres récits sur le blog : http://benoitguittet.blogspot.fr)

Agitation sur le quai Cronstadt

Depuis les derniers jours de juillet, l’agitation à terre et dans la rade de Toulon était à son comble.

Déjà les pompons rouges animaient et remplissaient les abords des quais et toutes les rues de la ville.

Mais jusque qu’à ces derniers jours, l’agitation répondait à une organisation bien huilée comme sur le quai Cronstadt : le matin tôt, c’était l’arrivée des chaloupes pour l’embarquement des vivres ; l’après-midi correspondait au ballet des permissionnaires auquel s’ajoutait la sortie massive à 17h des ouvriers de l’arsenal, puis le soir vers minuit, c’était le retour en sens inverse des marins qui regagnaient leurs embarcations.

La rade de Toulon vue par Signac

A ce rythme pendulaire s’ajoutait depuis quelques jours une animation et une excitation tout azimut. Les consignes strictes des officiers étaient appliquées dans l’enthousiasme général. Les hommes en vareuses semblaient apprécier cette suractivité soudaine et débridé

Imaginez plus d’une centaine de navires de guerre mouillant à quai et surtout en rade, à raison de sept cent hommes en moyenne pour les gros culs (croiseurs et cuirassés) et une cinquantaine pour les torpilleurs, sans oublier les hommes des remorqueurs et des bateaux de ravitaillement… Cela faisait au total, plusieurs dizaines de milliers de marins qui s’activaient sur les ponts de leurs bateaux, qui ramaient dans la rade ou qui arpentaient les rues et les quais de Toulon.


Vue sur la rade des hauteurs de Toulon

Afin de préparer ces bâtiments - conçus pour la guerre - à la guerre, les consignes sont claires : tout ce qui n’est pas nécessaire ou qui peut s’enflammer à la moindre explosion doit être débarqué ; en sens inverse le plein de munitions de combat, de vivres et de charbon doit être effectué.

Le Jules Ferry  n’échappe pas à cette règle, dès l’annonce de la mobilisation générale, tout l’inutile doit être rassemblé sur  le pont pour être débarqué : le matériel d’exercice de tir, les surplus de matelas, les caisses et cloisons amovibles  et surtout tout le fatras accumulé ici et là sur les ponts, dans les étages du navire et dans ses soutes. Ces tâches sont pénibles mais André, le 2ème classe, y participe sans sourciller. Pourtant pour un charpentier, un morceau de bois de bonne qualité, cela peut toujours servir, ce matériel peut venir à manquer quand le Jules sera en mer loin de ses bases.


On s'affaire à bord

De la stratégie militaire décidée en haut lieu, André et ses camarades n’en connaissent qu’une infime partie. Ils savent que l’accord scellé avec l’Angleterre prévoit une répartition des forces : la Marine anglaise se charge seule de la Mer du Nord ;  la Manche occidentale revient aux français épaulés par des croiseurs anglais ; en Méditerranée la flotte française est chargée du bassin occidental, l'escadre anglaise de Malte, le bassin oriental.

En conséquence, il faudra assurer - dans les premiers jours du conflit qui s’annonce -, l’accompagnement des troupes basées en Afrique du Nord et préparer l’affrontement avec la marine italienne alliée, dans la Triple-Alliance, à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie.

Ils savent également que l’Amiral Boué de Lapeyrère, ancien ministre de la Marine, a été confirmé comme commandant en chef de la première armée navale alliée en Méditerranée. Il assure son commandement sur le Courbet, navire amiral qu’il commanda du temps où il siégeait au gouvernement. A ses côtés, l’Amiral Ernest Nicol est Chef d'État-Major assisté du Capitaine de frégate Jules Docteur, son aide de camp.

Amiral Boué de Lapeyrère

L'Amiral Lapeyrère salue ses marins

Pour Boué de Lapeyrère,  l’essentiel se jouera dans des combats d’escadre au canon. Il sous-estime les sous-marins et l’action des torpilleurs, lesquels ont en France des résultats d’artillerie déplorables. Toute la préparation de ces dernières semaines a été basée sur cette stratégie d’où les manœuvres de mai et de juin.
Les mois de juillet et août 1914 devaient être consacrés à la remise en état du matériel et au repos des marins. Mais l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, le 23 juillet, a changé la donne : on a remonté les machines en hâte, on a rappelé les permissionnaires. En un mot, on a accéléré les préparatifs de guerre.

Le ministère de la Marine à Paris a conscience des faiblesses de son armée navale, malgré la commande de nouveaux navires : nos croiseurs ont une vitesse et une artillerie plus faibles, nos cuirassés marchent huit nœuds de moins. Le fameux croiseur France, tout auréolé de son voyage présidentiel dans la Baltique n’a ni culasses ni munitions, le Jean Bart a une artillerie qui fonctionne mal, d’après l’aide de camp, Jules Docteur (2).

La France entre en guerre avec 26 cuirassés, dont 15 construits après 1900 ; 22 croiseurs cuirassés, 19 croiseurs protégés et 75 torpilleurs.

Mais au ministère de la Marine, on s’est préparé à combattre l’armée navale d’Italie. En revanche, le commandement français n’a pas prévu de combattre, dans un premier temps, la marine autrichienne. La neutralité de l’Italie va changer la donne.


Mais revenons sur le terrain : le dimanche 2 août, il fait très chaud en ville, Antonin Bach (1), marin sur le Bruix, raconte :

Sur le quai, à l’heure de la rentrée le coup d’œil est indescriptible. Les matelots, debout dans les chaloupes entonnent le chant national. Des femmes, des épouses, des mères, des sœurs, des fiancées et aussi des enfants agitent des mouchoirs trempés de larmes. Les embarcations s’éloignent, emportent et ravissent les êtres qui leur sont chers. Des matelots retardataires se lancent à la mer pour rejoindre leur canot. 

Nombreux sont les marins qui profitent de cette agitation pour laisser des ardoises conséquentes dans les bistrots portuaires. Mais quelle matrone songerait à réclamer son dû dans de telles circonstances ?  

Sur la rade, les bâtiments immobiles et en ligne attendent le signal du départ. Rien n’est impressionnant comme ces grosses masses grises qui se profilent sur les couleurs vives d’un paysage admirable, faisant ressortir la dentelle des structures et les formes géométriques des cheminées des tourelles des canons. 

En ville, c’est d’une autre agitation qu’il s’agit. L’émoi qu’avait suscité l’assassinat de Jaurès a vite fait place à l’angoisse de la déclaration de guerre et à ses conséquences. A peine, la cloche de l’Arsenal avait-elle arrêté de sonner le tocsin, les clairons, la générale à tous les carrefours, que le prix de la pomme de terre sur le marché rue  Lafayette était subitement passé de 40 à 100 Frs, la monnaie se faisait déjà rare.

Par ricochet, les grands magasins du boulevard de Strasbourg, les Dames de France ou les Galeries Modernes, allaient bientôt fermer leurs portes et licencier leur personnel, les poissonnières et les lavandières allaient perdre de leur superbe et leurs cris ou chants seraient moins joyeux.

Fresque sur une façade d'une rue de Toulon

Enfin, les centaines de filles de joies des ruelles adjacentes à l’arsenal, allaient rapidement être condamnées  au chômage technique. Mais, faute d’assurances sociales, elles tomberont dans la misère car le 3 août au matin la grande masse de leurs clients fidèles prendront le large.

Le Toulon excentrique : le quartier des dames de joies !

Au petit matin de ce premier lundi du mois d’août, la totalité de l’armée navale de Méditerranée appareille et les péripatéticiennes toulonnaises, encore endormies, n’y pourront  rien.

L’heure est grave : si je suis emporté dans la tourmente qui vient de s'abattre sur mon pays, je désire qu'on ne me plaigne ni ne me regrette. Il n'y a pas de plus beau destin, pour un officier, que de mourir au service de son pays, écrit Henri Ballande à sa femme (2).

Dans la moiteur de la nuit, le commandant en chef Boué de Lapeyrère a convoqué  un conseil de guerre exceptionnel sur son Courbet. Tous les amiraux chefs d’escadres ou de divisions sont présents. Leur mission première est de protéger les convois transportant 30 000 hommes de troupes de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc à Sète. Le Chef a décidé de répartir la centaine de navires en trois groupes (3).

Le Courbet, navire Amiral


Le groupe A, sera confié à l’amiral Chocheprat qui naviguera avec les cuirassés révolutionnaires nommés Danton, Voltaire, Mirabeau ou Condorcet (espérons que l’échafaud soit resté à quai) accompagnés et protégés par de grands hommes : Jules Michelet, Edgard Quinet et Ernest Renan ; le Waldeck Rousseau est en réparation et n’est pas de la partie pour cette opération.

Le groupe B, sera dirigé par Lapeyrère en personne et sera assisté, IIIe république oblige, par le Léon Gambetta commandé par l’amiral Victor Baptistin Senès, et accompagné de ses sister ship, le Victor Hugo et le Jules Ferry de mon grand-père.

Quant au groupe C, il sera composé de la division dite de complément, avec le Jauréguiberry, le Suffren, et avec, changeons d’époque, le Saint-Louis, et le Charlemagne en personne, sans oublier, pour la référence à l’esprit français, le Gaulois.

Seuls les Officiers supérieurs connaissent les destinations. André ne le sait pas encore mais son Jules a Alger comme point de mire. Philippeville et Oran sont les objectifs pour les deux autres groupes.

Pour partager et prolonger leur émotion, les Toulonnais se sont massés très tôt le matin, par milliers, sur les hauteurs du port pour assister à l’appareillage des unités de la Marine.

S’ils étaient pourvus d’yeux de lynx et de grandes oreilles, ils pourraient assister en direct au lever des couleurs sur le pont du croiseur cuirassé Jules-Ferry. Avant l’aube, tous se sont réunis : officiers, matelots,  canonniers et armuriers, manœuvriers et charpentiers,  torpilleurs, électriciens, mécanos, chauffeurs, fourrier, tailleur et cordonnier, boulangers-coq, infirmiers, cuisiniers… A l’invitation du capitaine de vaisseau Cuxac, ils ont juré de servir la France et de triompher de l’ennemi. 

Le départ de la centaine de bâtiments de l’armée navale.



Assurément, ce spectacle à unique représentation proposé comme une générale, est grandiose pour ces toulonnais matinaux. Il y en a pour tous les goûts, des petits torpilleurs, des gros croiseurs, de massifs cuirassés - tous filent avec panache -, laissant derrière eux d’épaisses fumées grisâtres qui s’échappent de leurs cheminées. 

C’est au tour d’André et de son Jules, en ligne de file derrière le Léon et devant le Victor, de franchir la passe de Saint-Mandrier. J’imagine les silhouettes de ses bouches à canons, prêtes à cracher sur des vaisseaux ennemis… invisibles. 

Car, contre qui s’avance en Méditerranée cette colossale armée navale ? 

Contre l’escadre d’Italie, bien blottie à Talence, et qui s’apprête à sortir de la Triplice et annoncer sa neutralité ; contre la marine austro-hongroise qui est loin à Pola, en face de Venise, au fond de l’Adriatique.
Finalement, l’ennemi sera cette flotte composée de deux croiseurs allemands isolés en mer Méditerranée. Ils portent pour nom, le Breslau et le Goeben. Tels, deux petits cailloux dans la chaussure des armées navales française et anglaise, vont retarder l’acheminement des troupes d’Afrique du Nord et donner aux alliés - durant plusieurs jours –, du fil à retordre. 

On les croit un jour dans le zig, alors qu’ils sont en fait dans le zag !

l'armée navale en ligne de file

La rade actuelle
Chemin emprunté par l'armée navale le 3 08 14 au matin


Pour connaître la suite, rendez-vous ici même pour le récit numéro 19.



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(1) En juillet 1914, Antonin Bach est un jeune marin, premier maître mécanicien, installé dans le Var. Fin observateur, il va raconter presque heure par heure, à la manière d’un journaliste d’une chaîne tout info d’aujourd’hui, la mobilisation générale - Document transmis par Monique Bach à Var Matin.


Le Bruix, cuirassé du marin Antonin Bach


(2) Les dernières volontés de Charles Adolphe Ballande, lieutenant de vaisseau, décédé à bord du Léon Gambetta (fiche de Généamar). Ecrit à Toulon, le 1 er août 1914. Source : Henri Ballande, Histoires de Famille, Henri Ballande, 1970

(3) Ordre de bataille de la 1er armée navale en Méditerranée au 2 août 1914 :

Section HORS RANG
Courbet (groupe B) avec l’Amiral Boué de Lapeyrère : chef de la 1er armée -
Jean-Bart

Répétiteur d’armée :
Jurien-de-la-Gravière (en 1915 : Commandant THOMAZI)

1er escadre de ligne

1er division cuirassée
Diderot (groupe A)  Vice Amiral Paul Chocheprat
Danton
Vergniaud

2ème division cuirassée
Voltaire  (groupe A) Contre Amiral Marie Jean Lacaze
Mirabeau
Condorcet

2e Escadre de ligne

1re Division cuirassée
Vérité (cuirassé d'escadre) pavillon de VA Pierre LE BRIS
République (cuirassé d'escadre)
Patrie (cuirassé d'escadre)

2e Division cuirassée
Justice (cuirassé d'escadre) pavillon de CA Antoine TRACOU
Démocratie (cuirassé d'escadre)

1re Division légère (groupe A)
Jules-Michelet (croiseur cuirassé) pavillon de VA
Edgard-Quinet (croiseur cuirassé) :
Ernest-Renan (croiseur cuirassé)
Waldeck-Rousseau (croiseur cuirassé) 
 
2e Division légère (groupe B)
Léon-Gambetta (croiseur cuirassé) pavillon de Contre Amiral Victor Baptistin Senès ; Commandant Georges André
Victor-Hugo (croiseur cuirassé) : Ct Pierre Henri Delzons   -  
Jules Ferry (croiseur cuirassé) :  Ct Jacques Antoine Cuxac

Division de complément  groupe c
Suffren 
Gaulois,
Saint-Louis
Bouvet,

Division spéciale :
Jauréguiberry groupe C
Charlemagne
Pothuau
Bruix
Amiral-Charnier


mardi 5 août 2014

La mobilisation des 4 frères Hureau en août 1914 (récit n°17)




(Lire les autres récits sur le blog : http://benoitguittet.blogspot.fr)

Louis et Hélène Hureau en 1914
Leurs 4 fils

La livraison du linge tout frais repassé au Château attendra. Bien avant la fin du tocsin, Hélène rentre précipitamment chez elle pour rejoindre Louis, son mari.

La maison de la famille Hureau

Mais celui-ci, alerté par le tintement inhabituel des cloches, est déjà dans la rue. Instinctivement, Hélène, sans un mot, se jette dans ses bras ; il la serre tendrement, l’émotion est trop forte, ils passent le pas de la porte de leur maison.

Hélène s’effondre en larmes, la gorge nouée, elle arrive cependant à questionner Louis : et nos pauvres enfants ! Va-t-on les revoir avant leur départ ?

Louis la rassure mais il sait, hélas, pour avoir lu leur lettre de mobilisation, que cela ne sera pas possible : André est à Toulon, Gaston à Tours, Armand et son ainé Marcel sont tout près du Lude - à Château-du-Loir - mais, ils doivent rejoindre, sans tarder, leur régiment en garnison à Paris.

Le 2ème jour de mobilisation correspond au 3 août...


Les trois frères d’André Hureau n’ont pas eu le choix des armes : le hasard a affecté Armand et Gaston dans l’infanterie, Marcel dans l’artillerie. Pour André, on le sait, sa formation de charpentier l’a tout désigné pour la marine (voir récits n°5 à 7).

Marcel, l’ainé, est âgé de 30 ans quand la guerre éclate : avec ses yeux noirs, son regard assez dur, il en imposait, mais c’était un homme au grand cœur qui avait un sens profond du devoir, d’après les souvenirs de ma mère Réjane, petit-fille d'Hélène.

Marcel

En 1914, installé depuis plusieurs années à son compte comme plombier-zingueur à Château-du-Loir, il est marié à Irénée, et est déjà père du petit Marcel âgé de trois ans.


Irénée et le petit Marcel

Il est depuis 1907 réserviste. Il a devancé l’appel, en 1903 à Toulon, où il se trouvait comme compagnon, alors qu’il n’avait pas terminé son  Tour de France de chaudronnier-ferblantier.
Son souhait : en finir au plus vite avec ses obligations militaires afin de pouvoir s’installer à son compte dès que possible.

Marcel est affecté d’abord dans la 5e compagnie d’ouvriers d’artillerie coloniale puis dans la 8e. Il participe à la campagne du Sénégal en 1905 et 1906. Un certificat de bonne conduite lui est décerné, selon la formule pour bons et loyaux services. Il accomplira une période d’exercices comme réserviste en 1912 à Coëtquidan.




Sa feuille de route le désigne parmi les premiers mobilisés. Il doit se présenter le 3 août (le 2ème jour de la mobilisation), à Charenton pour rejoindre le 3e régiment d’artillerie coloniale avec lequel il partira sur le front, un mois plus tard, le 9 septembre 1914. Durant le conflit, il aura plusieurs fois les pieds gelés, mais il survivra.

Bon pied- bon œil, l’oncle Marcel !


Artillerie coloniale










Armand, le second fils d’Hélène et de Louis, a 28 ans en 1914.  Sitôt son compagnonnage de charpentier terminé, il s’engage pour huit ans à l’âge de dix neuf ans dans l’infanterie coloniale. Dès 1907, il est affecté au corps expéditionnaire envoyé en Chine dans le 16e régiment d’infanterie coloniale.
Armand
Huit ans, c’est long pour des parents, d’autant qu’Armand ne donne pas régulièrement de ses nouvelles. 
Hélène, inquiète de ne pas recevoir de courrier de son fils, le croyant malade, écrit au Colonel de son régiment en février 1910. Plus d’un mois plus tard, c’est le lieutenant Regnault qui lui répond dans une lettre mémorable conservée par Hélène et transmise aux nouvelles générations : Madame, Hureau va vous écrire de suite, je peux vous affirmer qu’il n’a jamais été malade…/…Il a certainement pour vous l’affection qu’un fils doit avoir pour sa mère puisque quand je lui ai adressé des reproches au sujet de sa négligence, les larmes lui sont venues aux yeux.

La réponse du lieutenant Regnault à Mme Hureau


lettre d'Armand à son frère en 1906
Quand Armand est mobilisé, le 1er aout pour rejoindre le 21e régiment d’infanterie coloniale basé à Paris, cela fait à peine huit mois qu’il est rentré de Chine. Son régiment sera en première ligne en Belgique et sur la Marne …(à suivre)
La charge de l'infanterie
Gaston a 26 ans en 14. Comme ses frères, apprenti dès l’âge de 12 ans, il devient ensuite compagnon chaudronnier-ferblantier, il est embauché à Tours, ville où il effectuera toute sa carrière avant et après les deux guerres. Il remplit ses obligations militaires chez les sapeurs-pompiers de Paris, corps oh combien emblématique !
Gaston
Comme ses frères, c’est un homme d’action ; pince-sans rire, selon ma mère, il a toujours une histoire à raconter. Marié à Augustine, que j’ai bien connue, son seul regret est de ne pas avoir eu d’enfant. 
Alors, en tant qu’arrière-petit neveu, je me dois de ne pas laisser dans l’oubli cet aïeul, dont Maman me dit souvent, que mon fils Mathieu et mon neveu Clément ont hérité de son sens de l’humour : jamais les derniers pour amuser la galerie ou organiser la fête.
Il est mobilisé le 3 août 1914 au 117e régiment d’infanterie du Mans. Il sera sur le front dès le 9 août sous les ordres du Colonel Jullien et à partir du 21 août en Belgique… Un mois plus tard il sera blessé …(à suivre)

Le 117e régiment d'infanterie au Mans

Quant à André, affecté sur le Jules Ferry depuis janvier 1914, il est en rade de Toulon sur son croiseur cuirassé quand la mobilisation générale est décrétée. A 21 ans,  il a déjà beaucoup appris et voyagé. Avec, l’Armée navale de Méditerranée, il entame une Royale et nouvelle aventure, dont il ne connait que le début…


André











Pour Louis et Hélène, la douleur et l’angoisse sont immenses. En ce début d’août 1914, ces sentiments sont partagés par des millions de parents européens, qu’ils soient originaires des pays de la Triple-Entente ou des Empires centraux.

Alors que leurs quatre fils sont devenus, grâce à eux, des adultes et des Compagnons accomplis, Hélène et Louis sont confrontés à  la perspective d’un avenir incertain et bien sombre.




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