dimanche 20 juillet 2014

A bord du Jules Ferry, le dimanche 28 juin 1914, les sarthois jouent au trut ! (récit n°14)

Au matin du mardi 23 juin 1914, André et ses 750 compagnons ignorent tout du départ de l’archiduc d’Autriche Hongrie François-Ferdinand pour la Bosnie. Ils ont encore en tête les hourra et les youyou des habitantes de Ferryville qui les saluaient quelques jours auparavant, à la simple vue de leur bachi annoté Jules Ferry.

Le Jules Ferry quitte le lac de Bizerte
Ce jour là, le Jules Ferry lève l’ancre de la Baie Ponty et s’éloigne lentement des côtes de la Tunisie, il fait route vers Toulon où il est attendu pour des manœuvres de toute l’armée navale de Méditerranée. Sur sa route, il fait étape au sud de la Corse à Porto-Vecchio où il doit embarquer un officier supérieur, le lieutenant de Vaisseau ADRIEN, un nouveau Lieu de Veau (argot marin) qui change d’affectation. Dans moins d’un mois c’est d’un nouveau commandant qu’il héritera.

Pour l’Etat major de la Royale, le mois de juillet doit être consacré à des manœuvres et à la remise en état des bâtiments.

Le vendredi 26 juin, après un mouillage en baie de Saint-Raphaël, le Jules appareille en compagnie de ses deux complices de la seconde escadre  de la Méditerranée, le Léon Gambetta et le Victor Hugo


Les bâtiments de escadres en ligne de file

Ensemble, ils rejoignent en ligne de file les escadres emmenées par la Patrie et le Danton et l'escadre du Courbet battant pavillon de l’Amiral.


« L’armée navale concentrée à Toulon fait une démonstration de force au large de Hyères. 
Y participent les cuirassés d’escadre, croiseurs cuirassés et torpilleurs qui naviguent, à 400 m l’un de l’autre, et parfois moins encore ».

Puis, après l’effort vient le temps du réconfort et du repos du dimanche …

En juin, il fait chaud à bord du Jules Ferry, on a pris la peine d'installer des tentes

A bord du Jules Ferry comme dans la plupart des navires de guerre, le dimanche 28 juin 1914 à 12H30, un seul cri retentit : « équipage aux sacs, les jeux sont permis ».

Par chance, André n’est pas de quart de coupée ou de passerelle, il va profiter de ces quelques heures de loisirs.

Durant ce  temps mort certains marins relisent pour la énième fois des lettres de famille, d’autres écrivent à leur bien-aimée, d’autres encore reprisent un tricot usagé.


Mais, tradition oblige, sur le pont avant se sont regroupés les adeptes du loto. 

Le jeu de loto, tradition du dimanche à bord -  référence (1)
Chacun a disposé son carton sur le sol. Des haricots de la cambuse feront offices de jetons. Ce jour-là, on a confié la responsabilité du tirage au sort à un gars de Ploudalmézeau. Après avoir secoué énergiquement le sac, Adam - le breton Brestois -, proclame à haute et intelligible voix le numéro tiré au sort …

Le loto vu par Gervèse











Chaque marin chanceux  fait l’objet d’un calembour par ses camarades : tantôt on ironise sur son origine géographique, tantôt sur son service d’affectation. Ces plaisanteries ne sont pas des plus fines, mais elles ont le mérite d’amuser la galerie et d’égayer tout le pont.

Pour André pas de loto, le dimanche, il trute !

André, un peu en retrait sur le pont arrière, n’entant pas fuser ces calembours, il s’affaire à un autre jeu.
En compagnie  de trois de ses copains sarthois et malgré l’interdiction des jeux d‘argent, André s’adonne au TRUT (2).

C’est un jeu de cartes, parfois surnommé le  poker du pauvre, très populaire dans la Sarthe, les Deux-Sèvres ou le Maine-et-Loire, qui consiste à ramasser des plis et sept jetons, baptisés truts. On joue à deux ou à quatre et  on trute, parfois en tapant du poing sur la table,  quand on se pense capable de ramasser une manche. Les meilleurs sont ceux qui savent pousser une môle, c’est-à-dire bluffer. 


Une partie de carte :  belote ou trut ? - référence (1)

Il y a toute une série d’expressions liées à ce jeu : c'est tout pourri ou tout paté (au troisième pli pourri consécutif),  le terrain est gras pour tout le monde (quand quelqu'un se plaint de son jeu), …


La partie de Trut : peinture du sarthois Théodore Boulard
En décrivant cette partie, je comprends mieux alors les commentaires ironiques de ma grand-mère quand André rentrait en fin d’après-midi d’une partie de carte, la mine déconfite. Le jeu avait du être tout pourri !

Tout pourri, comme cet évènement qui se déroulait à Sarajevo, ce même dimanche 28 juin 1914, beaucoup plus à l’Est, à 10h30 !

---------------------------------------
(1) : photos de cartes postales extraites de l’excellent livre d'Etienne Devailly : "Il y a un siècle ... marins et matelots" - édition Ouest France - mai 2007.


Etienne Devailly a sorti un second album : « Drôle de Marine, fière de Marine ».



(2) : Le TRUT : en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Trut

« Le Trut est assez simple à jouer bien qu’il requière quelques tactiques de jeu car le joueur peut librement gérer son jeu. Il n’a aucune obligation ni de fournir la couleur d’entame ni de surmonter la dernière carte jouée. Ce qui fait qu’un joueur peut très bien bluffer son adversaire en jouant une carte plus basse que ce qu’a jetée l’autre. C’est pourquoi on dit parfois que le Trut est un jeu de menteur car les joueurs ne sont pas toujours obligés de montrer leur jeu. »


Pour en savoir plus, une vidéo : youtube