Samedi 20 juin 1914, Sidi Abdallah - Lac de Bizerte - Tunisie
|
Lac de Bizerte - la Baie Ponty |
|
|
|
|
Depuis la mi-mai, le croiseur
cuirassé fait escale sur le lac de Bizerte en Tunisie. Les heureux permissionnaires
du
Jules se font un malin plaisir d’arborer
leur bachi barré du nom de leur navire dans les ruelles de
Sidi Abdallah ou de
Ferryville.
Cette ville arsenal construite à la fin du XIXème siècle porte, en effet, le
nom de l'inspirateur du protectorat français de Tunisie : Jules Ferry (1).
|
Le lac de Bizerte : Baie Ponty au Nord - Sidi Abdallah à l'Ouest |
Mais André et ses acolytes ne sont
pas d’humeur à jouer avec leur bachi à l’heure du branle-bas matinal : ils
sont de nouveau de corvée de charbon, ils détestent cela et en plus, la journée s’annonce
étouffante.
C’est que les vingt huit chaudières
du Jules-Ferry sont voraces. Elles brûlent
énormément de charbon même en temps de Paix : plus de soixante tonnes par
vingt-quatre heures, à une allure de dix nœuds le jour, six nœuds la nuit. Dans
ses soutes, il peut contenir jusqu’à deux milles tonnes de charbon.
|
Le 4 cheminées brûlent 60 tonnes de charbon en 24 heures |
La veille, le Jules a mis le cap sur la Baie Ponty au Nord-Ouest
de Ferryville où les chalands remplis
de plusieurs milliers de briquettes n’attendent
que les consignes pour venir s’accoster le long du bord du croiseur cuirassé.
André le sait, la journée va être
longue, sous un soleil de plomb, le charbonnage va durer des heures de l’aube au début de la
soirée, durant lesquelles des centaines de tonnes de houille seront chargées
dans les cales du croiseur-cuirassé, sous les encouragements peu sympathiques des
officiers-mariniers.
Durant cette journée, comme à
leur habitude, les officiers supérieurs vont se calfeutrer dans leur
appartement. Ils fuient la poussière de charbon comme la peste. Et malheur au
matelot qui n’aurait pas fermé une des portes étanches qui leur permettent de s’isoler de la poussière mais pas de la chaleur !
Les bateaux eux-mêmes, leurs
cordages et leurs canons, se poissent de noir. Même le pain craque sous la
dent, à cause des particules de charbon qui s’immiscent partout.
Aux coups de sifflets et aux cris de
«va prendre la tenue de charbon»
des officiers-mariniers, tous les matelots ont revêtu leurs habits de bric et de broc et l’on se croirait au carnaval. Certains ont
juste mis un caleçon de bain, d’autres ont gardé des habits qui ne craignent
plus rien : pantalons déchirés, vareuses en loques, chaussures
dépareillées, costumes élimés pour les officiers-mariniers et couvre-chefs
improbables.
André est affecté aux soutes d’un
navire charbonnier dans lequel sont géométriquement alignées les
briquettes : à coups de pelle, il remplit des sacs de cent kilos de charbon qui
sont ensuite soulevés par un treuil et déposés sur le pont du croiseur. Par un
système de glissières, d’autres matelots font descendre les sacs jusqu’aux
soutes. Là, dans les entrailles bruyantes et sombres du navire, dans le dédale
des coursives, les matelots tirent les sacs à bouts de bras jusqu’aux soutes.
Au bord de celles-ci, dans la faible lumière d’une lampe électrique obscurcie
de poussière noire, d’autres matelots déversent le contenu des sacs.
|
Équipage faisant le charbon |
Les plus à plaindre sont sans
doute les soutiers qui sont dans la cale elle-même, chargés de répartir au mieux le
charbon qui leur dévale dans la figure, des tonnes de poussière noire qui
coupe le souffle et assèche la gorge, s’insinuent partout et goudronne les
corps.
Tout ne se passe pas sans
incident. De temps en temps, des briquettes sortent malicieusement de leur sac pour atterrir sur le dos ou sur un pied d’un malheureux compagnon. Heureusement, cette fois, il
y avait suffisamment de sacs pour remplir toute la cargaison.
Parfois, en absence de sac, il faut se passer de main en main les
briquettes afin de les remonter des chalands jusqu’aux soutes. L’exercice est encore plus long et plus pénible
car les briquettes s’effritent et leurs arêtes sont tranchantes, elles coupent les mains sans gant des marins.
|
Une briquette de charbon pèse plusieurs kilogrammes |
On se croirait dans une caverne de l’enfer (…) Dans les ponts et les
batteries, on n’entrevoit que formes sombres qui se meuvent avec des gestes
mous ; les pieds nus parcourent à pas feutrés le tapis de charbon répandu
sur l’acier (…) attelés aux sacs pesant, des êtres passent, genoux ployés, bras
distendus, prunelles et dents blanches dans un masque de nègre qui
transpire ; ils halètent ; ils soufflent ; ils souffrent (2).
Et comme à leur habitude et pour
se donner du courage, les matelots chantent. L’un commence, un autre lui
répond, les voisins reprennent à l’unisson des chansons d’avant-guerre, paillardes pour la plupart, qui
donnent du cœur à l’ouvrage. Coupé par le déjeuner, la corvée reprend une heure
après et se poursuit, toute l’après- midi sous une chaleur accablante.
Enfin, plus qu’une heure de travail et
ce sera fini !
André et ses camarades peuvent alors se laver, avec une eau
stagnante qui a au moins le mérite d’être adoucie mais qui devient rapidement saumâtre.
C’est alors à un autre spectacle
auquel on assiste : le carnaval à fait place à un spectacle naturiste où
les matelots prennent un malin plaisir à s’asperger avec les manches à eau
salée du pont. Les plaisanteries plus grasses que la poussière de charbon fleurissent
de tous côtés sur le pont. Les marins s’invectivent bruyamment. On se remémore
les incidents de la journée, les maladresses des uns font le bonheur des
autres, et toute la troupe se bidonne allègrement à leurs évocations.
|
Marins au poste de propreté |
|
La poussière de charbon s'incruste partout ! |
Puis, les hommes grossièrement
démaquillés vont s’affaler dans leur hamac, après avoir suspendu pour la sécher
leur tenue de charbon.
|
Accrochage des tenues de charbon pour séchage |
Comme à son habitude, le Commandant Durand attribue une ration supplémentaire de vin, c’est la fameuse double tant attendue. André et ses
camarades d’infortune apprécient.
Par contre, la conserve de bœuf supplémentaire
octroyée également, à cause d'une chaleur éprouvante (dixit cahier des ordres du Commandant) par le Capitaine de Vaisseau Durand n’a pas sa faveur.
Pourquoi ?
D’après les
descriptions lues ici ou là, la recette de cette merveilleuse conserve serait
une préparation originale bien connue dans la marine à base de viande de bœuf macérée
dans du vin : l’endaudage. Une spécialité rochefortaise !
Je comprends - maintenant - pourquoi dans mon enfance, ma grand-mère avait interdiction de revenir du marché avec du bœuf. La dégustation à grande dose de ces magnifiques conserves avait
dégouté à jamais André de cette viande !
-----------------------------------
(1) Nous n’ouvrirons pas ici, une
polémique sur le rôle « colonisateur » de Jules Ferry, je recommande
cependant la lecture du livre de Mona Ozouf « Jules
Ferry – la liberté et la tradition » qui défend l’homme politique.
(2) René Milan : « les
Vagabonds de la gloire, dans la revue « Le noel » n°1092 du 25 mai
1916.