Beaucoup plus au Nord, en Lorraine, à Joncherey, à dix kilomètres à l’intérieur des frontières françaises, des bruits intriguent le caporal Peugeot du 44e RI. Il pointe aussitôt son pistolet en direction des ombres : qui va là ? Crie-t-il.
Les deux soldats se font face, se
mettent en joue et tirent simultanément. Le caporal Jules-André Peugeot et le
lieutenant allemand Meyer sont les premiers morts de la guerre. Où plus
exactement, de l’avant-guerre, car nous ne sommes que le 2 août 1914.
Le Goeben suivi du Breslau |
Le même jour, le Breslau et le Goeben charbonnent à Messine. Les deux croiseurs allemands qui séjournaient en Adriatique font le plein de carburant. L’Amiral Souchon a reçu l’ordre de Berlin de rallier au plus vite Constantinople. Mais cet Amiral cantonné à Pola depuis plus d’un mois (1) rêve d’en découdre, il décide, seul et contre toute attente, d’aller surprendre et contrarier le transport de troupes de l’Entente en Algérie. Ni vu, ni connu, les turcs attendront. Dans l’immédiat, cap à l’Ouest…
Plan du Breslau |
Quand le 3 août au matin l’armée navale française prend le large et se
dirige vers les côtes d’Afrique du Nord, les deux croiseurs allemands les
devancent de plusieurs heures.
Durant toute la matinée, la
flotte française navigue de concert en un long convoi qui s’étire sur
plusieurs milles. Les cuirassés et les croiseurs progressent en ligne de file,
tandis que les torpilleurs se déploient en éventail de chaque côté des gros
navires de guerre.
Vers midi, l’armée navale, comme
prévu, se sépare en trois groupes. Le groupe B dont la 2ème division
légère de l’Amiral Senès vient se placer derrière la République. Rien de plus normal : Léon Gambetta, Victor Hugo et Jules Ferry au service de la République. Quant à la Foudre et à ses hydravions, ils se rangent derrière le
navire d’André.
Un hydravion est embarqué sur la Foudre |
Le temps est doux, la mer
limpide et calme. Pour un peu, on se croirait en croisière. Après tout, la
guerre n’est pas encore déclarée !
En vérité, l’esprit des officiers
ou des simples matelots n’a rien de bucolique.
Les consignes en temps de guerre
s’appliquent : les postes de veille ont été renforcés, dorénavant deux
lieutenants de vaisseau seront de quart sur la passerelle, sans oublier les
changements de route réguliers afin de brouiller les cartes sur les
destinations.
Vers 18 heures, chaque navire
dépêche un officier supérieur chargé d’aller chercher sur le bateau Amiral
l’enveloppe cachetée qui contient les consignes pour la nuit. Ce soir là, André
accompagne, avec dix autres camarades, l’Enseigne de vaisseau Louis Massing dans sa mission. Le youyou
est descendu le long du bastingage tribord à l’aide des tangons. Se hisser à
l’intérieur de cette embarcation est devenu un jeu d’enfant pour ces fils de
marine. Arrivé à hauteur du Léon,
André espère pouvoir échanger quelques mots avec les matelots qu’il connait.
Pas de chance, Prosper le clairon n’est pas de bordée à bâbord, pas plus que
Gaspard le charpentier. Mais entre marins on est tous frères, un grand
gaillard aux yeux bleus, un breton certainement, l’interpelle du haut de la
rambarde. Ils échangent quelques balivernes et plaisanteries un peu lourdes, en
attendant le retour de l’officier et de l’enveloppe contenant les instructions…
Louis Massing en 1910 |
Sur le Ferry, les instructions pour la nuit sont aussitôt appliquées et
consignées par le commandant Cuxac : Dès
19h
aux postes de veilles – masquer tous les feux, ratière comprise (2), en ligne de file derrière le Victor Hugo,
éviter de s’en rapprocher de moins de 400 milles - veiller
au changement de route de 22h – poste de veille du temps de guerre : le
commandant se tiendra sur la passerelle ou dans sa chambre de veille.
Mais en pleine nuit, à 2h45, les timoniers de l’Amiral
s’agitent, leurs signaux à bras sont brefs et précis, leurs messages confirment
ceux de la TSF :
l’Allemagne a déclaré la guerre à la
France, la veille, à 18h45. Aussitôt, le branle-bas est sonné
puis quinze minutes plus tard, le branle-bas de combat. A 4h30, la 2ème
division légère reçoit l’ordre d’éclairer
l’armée en avant à la petite distance et
de chasser en ligne de file. Le Ferry
se place à bâbord du Gambetta et à
1000 miles devant le Courbet de l’Amiral
Boué de Lapeyrère, direction Alger.
A 5H, l’Amiral en chef est prévenu par TSF du bombardement
de Bône en Algérie. Il ordonne sur le champ, au chef du groupe A, de se diriger
vers les navires ennemis. Aussitôt les croiseurs et cuirassés Ernest Renan, Edgar Quinet, Diderot, Danton
Voltaire et Mirabeau manœuvrent vers eux. Mais à 6h30, un
nouveau télégramme, s’appuyant sur la certitude que les deux croiseurs
allemands se dirigent vers l’ouest, annule l’ordre et demande à l’escadre de
faire route plus à l’ouest, comme le groupe B, vers Alger. Il s’avère qu’à ce
moment, les Allemands, après avoir feinté de se diriger vers l’ouest, ont pris plein cap à l’Est. Toute chance de
rattraper les deux fuyards est perdue.
La ruse de l’Amiral Souchon a fonctionné à merveille !
En effet, l’Amiral allemand a minutieusement préparé son
coup.
Alors qu’il est informé dès 18h de la déclaration imminente
de la guerre, il décide peu avant minuit - contrairement à l’ordre reçu de rallier
immédiatement Constantinople-, d’envoyer le Breslau
vers Bône, avec consigne de bombarder le port à 4h du matin. Lui-même, à bord du
Goeben, mettra le cap sur
Philippeville qu’il doit bombarder à 5h. Le décalage horaire de ces deux
attaques a pour but de faire croire aux français que les croiseurs font route
vers l’Ouest et non vers l’Est (voir carte).
Le
quatre cheminées le Breslau se présente en rade de Bône au petit
jour, à 4H01 il ouvre le feu avec
une soixantaine de coups de canons sur le port dont le fort est dépourvu
d’artilleurs : les tous premiers
coups de canon allemand contre des positions françaises de la guerre 14-18 sont
tirés ce mardi 4 août !
L'agent des ponts et chaussée, André Gaglione, en service près du vapeur Saint-Thomas est tué, et fait 4 blessés à bord : le matelot
Dutertre, le cuisinier Hervoite, le soutier Guilly, et le mousse Roué, auxquels
s’ajoutent d’autres blessés en ville dont Madame Baretge.
Le Breslau |
Le deux cheminées le Goeben,
un peu avant 5h, après avoir hissé
son pavillon allemand tire 43 obus de 150 sur Philippeville, causant des
dommages dans le port et faisant sauter un dépôt de munitions. Mais la batterie
de 19 cm d’El-Kantara
est en place, sous le commandement du lieutenant de réserve Cardot. Elle tire quatre coups
qui sont tous trop courts pour atteindre de navire, mais le
quatrième rase la poupe du Goeben : ce sont les
premiers coups de canons français de la guerre 14-18 !
Parmi les militaires, on déplore la mort de dix hommes du
3ème Zouaves et d'une section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports
Maritimes, et 21 blessés (dont 3 morts plus tard) : ce sont les premiers militaires français morts de la guerre 14-18
et Gaston Ramboz est le premier officier français mort au combat (3) !
Cimetière du Petit Lac à Oran |
le Goeben commandé par l'Amiral Souchon |
Les deux navires allemands prennent la poudre d’escampette
et après s’être donné rendez-vous à 8h, font route ensemble vers l’Est.
Le hasard, cependant, amène une autre rencontre. A 9H30, le Goeben et le Breslau, qui viennent
de se rallier, aperçoivent inopinément, l’Indomitable et l’Infefatigable, de la
marine anglaise, faisant route vers Gilbraltar. Les deux groupes marchent en
sens inverse, à grande vitesse, sur une mer parfaitement clame. Le croisement a
lieu à 8000 mètres de distance. C’est une minute émouvante, raconte le Commandant
Thomazi (4). Il y a 16 gros canons prêts
à tirer d’un côté, dix de l’autre : le sort du Goeben serait probablement
réglé en quelques instants. Mais l’Angleterre n’a pas encore déclaré la
guerre : personne ne tire. Personne ne salue non plus.
Le combat entre les amiraux Souchon et Milne n’a pas lieu.
L'Amiral Souchon |
Les navires anglais se placent dans le sillage des croiseurs
allemands, et attendent les consignes de Londres. Finalement, le gouvernement
anglais décide de ne pas anticiper la fin de l’ultimatum qu’il vient d’adresser
aux allemands et qui expire à minuit. La réponse est communiquée tardivement
vers 21h à l’Amiral Milde, et les navires anglais ont déjà perdu de vue les
deux vaisseaux allemands.
L’amiral Souchon peut tranquillement rallier Constantinople
car, par ailleurs, le télégramme qui informe Boué de Lapeyrère, en rade
d’Alger, ne lui est jamais parvenu, suite
à une erreur qui n’a jamais été expliquée.
De même, le signalement effectué par la vigie du sémaphore
du Cap de Fer, qui signalait les changements successifs de direction du Breslau, n’a pas été analysé comme il se
doit (5).
L’audace de l’Amiral Souchon aura été aidée par une suite
contradictoire de télégrammes et l’absence de liaison entre les deux armées
navales alliées.
Après avoir rallié Constantinople, les deux navires ne
peuvent plus retourner à Kiel. Dans l’esprit de l’Etat major allemand, cette
expédition a pour but de renforcer la flotte ottomane et de forcer, ainsi, la
main de la Turquie
à rejoindre l’Alliance. Ces deux
croiseurs poursuivront leur carrière navale sous pavillon ottoman. Le Goeben
sous le nom de Yavuz Sultan Selim, puis de Yavuz et Midilli
pour
le croiseur léger Breslau.
Le Goeben arrivé à Constantinople |
Ils
conserveront leurs équipages allemands, dont parmi eux, de nombreux marins alsaciens
(6). Le contre amiral Souchon devient commandant en chef de la marine turque,
il a joué un rôle important dans la décision de l'empire ottoman d'entrer en
guerre aux côtés de l'Allemagne et de l'Empire austro-hongrois.
Pendant ce temps là, à Alger, l’armée navale française, qui
n’a rien changé à son objectif premier, s’apprête à accompagner les transports
de troupes …
Les côtes et les maisons blanches
d’Alger sont familières à André. En entrant dans la rade, il est fier de
montrer du doigt à ses camarades le grand bâtiment à façade crème qui domine la
place centrale : vous voyez, les
gars, cette poste ? Et bien ces grandes portes, c’est moi qui les ai
construites ! Et oui, André a déjà marché et travaillé dans cette
jolie ville, il y a trois ans lors de son Tour de France comme compagnon (voir récit
n°3 : http://benoitguittet.blogspot.fr/2013_10_27_archive.html.)
La poste d'Alger |
André en 1911 à Alger |
Le mercredi 5 août, le Jules Ferry et ses deux frères accompagnent le transfert de 7300 hommes vers le port de Sète. Les paquebots réquisitionnés pour l’occasion ont pour noms : Mascara, Eugène Perrère, Savoie, Charles Roux, Djurdjura, Tafna et Timgad.
Combien, parmi ces 7300 braves hommes, vont revenir sur leur
terre après le conflit mondial ?
le Mascara embarquant des soldats |
Pour écrire ce récit, je me suis beaucoup appuyé sur les
renseignements mis en ligne sur le site du forum 14-18 :
Je remercie ces informateurs et je conseille de visiter ce
site pour tous les passionnés de ces pages d’histoire.
(1) Quand éclata la première guerre Balkanique en octobre
1912, le grand quartier général allemand envoie le croiseur de bataille Goeben,
et le croiseur léger Breslau en Méditerranée pour faire respecter les
intérêts allemands dans la région; ils rejoignent Constantinople.
Les deux navires appareillent de Kiel et arrivent à destination le 15 novembre 1912, les navires sont maintenus sur place lors du déclenchement de la deuxième guerre Balkanique, le 29 juin 1913, montrant le pavillon allemand dans prés de 80 ports de la Méditerranée. Ils sont sous le commandement de l'amiral Wilhelm Anton Souchon, (2 juin 1864 -13 janvier 1946).
L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo, entraine le maintien du Goeben sur zone. Il est caréné à Pola par des ingénieurs allemands.
Les deux navires appareillent de Kiel et arrivent à destination le 15 novembre 1912, les navires sont maintenus sur place lors du déclenchement de la deuxième guerre Balkanique, le 29 juin 1913, montrant le pavillon allemand dans prés de 80 ports de la Méditerranée. Ils sont sous le commandement de l'amiral Wilhelm Anton Souchon, (2 juin 1864 -13 janvier 1946).
L'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo, entraine le maintien du Goeben sur zone. Il est caréné à Pola par des ingénieurs allemands.
(2) la ratière est le feu qui se trouve à l’arrière du navire et qui permet au bateau qui le suit d’évaluer la distance qui sépare les deux bâtiments.
(3) L’histoire retient que le premier soldat français mort
après la déclaration de guerre est le 2e classe
Pouget prénommé Fortuné Émile et incorporé au 12e
Chasseurs. Il tombe sous les balles allemandes le 4 août 1914 à Vittonville en
Meurthe-et-Moselle sans doute vers 12 h
15.
L’homme est connu des spécialistes de la question. Mais en
fait, le bombardement ayant lieu à 5h du
matin, le premier soldat mort de l’armée française se trouve parmi ces dix
militaires du 3ème Zouaves ou de la section de mitrailleuse dans le hangar de la Compagnie des Transports
Maritimes.
Il en serait de même pour le premier officier mort au
combat. L’histoire retient qu’il s’agit de Paul Honoré. Né en 1891 à Roubaix,
ce sous-lieutenant au 26e Bataillon de Chasseurs est
tué au signal de Lesménils le 6 août.
Or, le brigadier Gaston Ramboz meurt à 5h lors du bombardement du Goeben. Mais
l’Algérie n’est peut-être pas considéré historiquement comme intégrée au
territoire français ?
Pour en savoir plus, visiter l’excellent site 14-18 :
http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm
(4) extrait du livre La guerre navale dans l’Adriatique du Commandant Thomazi.
(5) Vers 6 h 40, se
croyant perdu de vue par la terre, il vient sur la droite, réduit son allure
afin de parvenir à l'heure dite au rendez-vous fixé par son chef. Le veilleur
du sémaphore du cap de Fer parvient à suivre à la longue-vue le croiseur. Il
constate son dérobement et le télégraphie. Malheureusement, il ne semble pas
qu'on ait tenu compte de ce précieux renseignement qui, bien interprété, aurait
pu orienter judicieusement toute la manœuvre française. Source : La guerre
navale racontée par nos amiraux, Amiral Ratyé, I, page 25, Librairie Schwarz,
1928, illustration, page 22.
(6) Pour en savoir plus sur l’histoire de ces deux croiseurs
allemand passés sous commandement ottoman, voir sur le site
14-18 : http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_1.htm
http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-aviation-marine/marine-1914-1918/croiseur-bataille-allemand-sujet_3647_2.htm
Voir également le livre de Jean Mélia "Les bombardements de Bône et
de Philippeville (4 août 1914)" -Berger-Levrault 1927.